Cet article est extrait du n°8 de la revue Y, téléchargeable ici.

Aujourd’hui, les plus grands musées du monde disposent de leurs librairies et de leurs propres éditions. Le beau livre d’art, de design, et surtout le livre d’exposition se retrouvent étalés dans les boutiques des musées, et servent de vitrines de la vivacité intellectuelle de ces établissements.

Photographie : (c) Florent Michel/11h45.

Librairie du Palais de Tokyo. Photographie : (c) Florent Michel/11h45.

Le livre se pose en caution, garantissant la valeur des expositions permanentes et temporaires. Il est une sorte de preuve de l’effort réalisé pour offrir au public un divertissement de qualité sans négliger la part intellectuelle du travail. Le livre d’exposition est aussi en quelque sorte la « ligne éditoriale » de l’établissement : il imprime les directions morales et artistiques prises et est imprimé de ces dernières.

D’aspect, le livre d’exposition est généralement lourd, imposant, remarquable au sens visuel du terme. Les nouvelles techniques d’imprimerie permettent de réaliser des ouvrages impeccablement illustrés et d’un très haut niveau graphique : la forme même du livre d’exposition est révolutionnée en permanence pour être d’une beauté toujours plus accessible tout en restant qualitative.

Dans l’espace de celui qui l’achète, ce livre se pose en objet presque incontournable. Il n’est pas rare de juger le degré de raffinement d’une personne par ses lectures, et remarquer ces livres chez autrui confère à l’intéressé un certain goût pour les arts et un certain niveau de culture. Tout le monde, acheteurs comme musées, se retrouve donc dans le fait de proposer en librairie des livres d’exposition imposants, beaux et chers.

En résumé, exit les revues papier et les petits livres accompagnant ou annonçant les expositions, le livre doit désormais être lourd, épais, visible et beau !

Mais doit-on attendre d’un livre d’exposition un simple recueil des œuvres qui ont été exposées, une autosatisfaction d’avoir eu tel ou tel artiste entre ses murs, sans ouverture réelle ni questionnements ?

Photographie : Floren tMichel/11h45.

Photographie : Floren tMichel/11h45.

Là où le livre aurait pour fonction d’éclairer et d’ouvrir au débat, il fait consensus et se contente de retracer une exposition. Or c’est le prolongement même des expositions qui devrait passer par ce medium. Le livre d’exposition serait non plus un inventaire mais une continuité intellectuelle de la vie des œuvres, placées non pas derrière une vitrine publicitaire mais au centre de réflexions intellectuelles, artistiques, esthétiques ou sociales.

Pour étayer ce propos, on peut se demander ce qu’aurait été l’exposition de Robert Barry à la Art & Project Gallery d’Amsterdam en 1969 ? L’artiste avait volontairement fait fermer la galerie le temps de son exposition, rendant l’accès impossible à tout visiteur. Toute la profondeur de l’œuvre d’art réside dans l’écriteau du bulletin 17 « During the exhibition the gallery will be closed »(1). L’œuvre se situe au centre d’une spéculation intellectuelle, et le bulletin devient lui-même livre d’exposition et support de réflexion autour de la réalisation de l’artiste. Le bulletin, sous une apparence naïve, ouvre le débat sur l’œuvre, dans sa forme et dans sa complexité.

Ou encore qu’en aurait-il été de la très célèbre exposition « Conceptual Art and Conceptual Aspects » qui se tint au New York Conceptual Center en avril 1970 et qui fait toujours référence dans le monde de l’art conceptuel ? Si cette exposition est, aujourd’hui encore, présente et vivante, et pousse à la réflexion, c’est sans nul doute grâce à ces fiches cartonnées, produites pour l’événement et devenues livres d’exposition (on appréciera ici la volonté d’effacement du support pour ne pas influencer la réflexion artistique). Les artistes Joseph Kosuth, Mel Bochner, Bruce Nauman, Hans Haacke et Ed Ruscha produisirent une exposition informe, immatérielle, quasiment « anti-forme » dont la pérennité intellectuelle sera assurée par les fiches cartonnées, ces œuvres d’art parmi les œuvres.

Ainsi dans les grands mouvements d’art conceptuel, du land art à l’arte povera, le livre d’exposition se posait en contraire des ouvrages tels qu’ils sont présentés aujourd’hui. Pas de clinquant, pas de faste, pas de prétention, seulement une porte sur l’intellect, dépouillée de tout artifice, comme pour limiter les frottements à la facilité, ou les brouilleries de l’esprit. Dans les livres d’exposition actuels, il manque cette dimension réflexive. En clair : en les lisant, on s’ennuie. L’art se vide de sa substance, l’art n’est plus en danger, l’art ne dérange plus.

En ces temps de FIAC à Paris(2), les grandes expositions n’ont jamais aussi bien marché financièrement (Lichtenstein, Dalí, Valloton, Hopper…). Elles attirent les foules, font du display et de l’entertainment comme Nintendo ou Pixar mais avec des chefs d’œuvres dont l’histoire et la substance se paupérisent. Le livre d’exposition dans ce contexte n’est pas seul responsable de ce chaos. Il contribue seulement à rendre l’art moins funambule qu’il devrait l’être.

(1) « Durant l’exposition la galerie sera fermée. »

(2) Grand marché de l’art contemporain, la Foire Internationale d’Art Contemporain s’est tenue à Paris du 24 au 27 octobre 2013.

Written by Mathieu des Esseintes