Cet article est extrait du n°8 de la revue Y, téléchargeable ici.

Quentin Tarantino est un cinéaste au prestige très controversé. Sa réputation est à l’image de son attitude sulfureuse lors du Festival de Cannes de 1994, au cours duquel le jury de Clint Eastwood lui remet la Palme d’or pour Pulp Fiction(1). À l’annonce de son nom, des applaudissements déchaînés recouvrent à peine les vociférations féroces de puristes du cinéma. Tarantino se lève, hilare, distribue des high five à l’équipe du film et finit par gratifier les protestataires d’un beau doigt d’honneur.

Photographie : (c) Raoul Luoar.

Photographie : (c) Raoul Luoar.

Le travail du cinéaste est tellement vaste qu’il serait impossible d’en parler de façon exhaustive dans une chronique. Il est surtout reconnu pour ses talents d’écriture : il a notamment gagné deux Oscars du meilleur scénario original pour Pulp Fiction en 1995 et pour Django Unchained en 2012. Ses dialogues, qui constituent une bonne partie du film, sont pointus, drôles et vifs, et souvent cités comme références(2). Les longues scènes de discussions qui ponctuent ses films n’apportent pas toujours d’éléments nouveaux à l’intrigue, mais sont révélatrices de la psychologie des personnages ou racontent une histoire indépendante de la trame narrative principale.

Tarantino est également acteur et joue des petits rôles dans certains de ses films. Son expérience des cours d’art dramatique ne l’a guère enchanté, mais elle lui a apporté les bases du jeu d’acteur. Même si ses compétences dans divers domaines autour de la production et la conception d’un film font de lui un cinéaste hors pair, ce sont surtout les films qu’il a réalisés qui lui ont apporté la reconnaissance dont il jouit aujourd’hui. Pourtant, le fait qu’il ait acquis ses compétences et son talent en étant un cinéphile, et même un « cinéphage », le rend moins crédible aux yeux des puristes, qui le rangent dans la catégorie des cinéastes populaires bas de gamme, sans tenir compte des subtilités de son œuvre.

En huit films, il a créé « l’esthétique Tarantino » et a défini ce qui est aujourd’hui sa marque de fabrique, sa touche faite d’un mélange décapant d’humour laconique, de sang et d’entrailles, et de citations éhontées de films(3).

Une des principales critiques adressées à ses films est la violence omniprésente et souvent gratuite : des personnages se font torturer, battre ou même exploser la cervelle dans des effusions de sang. Mais Tarantino a toujours expliqué que la violence réelle et la violence dans les films sont deux domaines distincts, qui n’ont pas le même impact sur les spectateurs. Selon lui, « dans les films, la violence est une des choses les plus divertissantes à regarder », une vision qui peut ne pas être partagée par les esprits les plus sensibles. La violence peut aussi être expliquée par les influences cinématographiques de Tarantino, des westerns spaghetti aux films de gangsters, en passant par les films d’arts martiaux ou de guerre, tous plus ou moins popularisés par les films de série B(4) dans les années 1970. En réalisant des hommages à ce genre (ou en le parodiant), le cinéaste a tendance à accentuer ses caractéristiques et on retrouve alors dans ses films des gangsters ultra typés ou des samouraïs clichés, tous ultraviolents et impitoyables. Le sang, les tripailles, les dialogues gonflés et débités à toute allure, la mise en scène ironique, sont un pur produit américain, qu’il emprunte directement au cinéma des vieux studios hollywoodiens à leur période la plus tapageuse.

Tarantino travaille beaucoup l’histoire américaine dans différents aspects et à différentes époques. Django Unchained, son film le plus récent, se déroule dans une Amérique jeune et esclavagiste ; Inglorious Basterds traite de la Seconde Guerre mondiale et du rôle joué par les Américains dans la chasse aux nazis. Les critiques lui reprochent sa tendance révisionniste en la qualifiant d’irrespectueuse quand il fait assassiner Hitler par une jeune femme juive et qu’il permet à un couple d’esclaves noirs de s’enfuir en se vengeant de leurs tortionnaires. À cela, Tarantino répond qu’il veut évoquer le sujet des peuples qui ont souffert sans le respect compassé envers les victimes que l’on trouve dans les grands films historiques. L’Histoire est une toile de fond à ses intrigues, mais lui veut « remplacer la douleur par une énergie et une empathie gratifiantes » (5). L’issue de ses films est certes improbable, mais elle est un hommage au pouvoir de la fiction qui permet une violence cathartique des victimes contre les malfaiteurs. Les victimes deviennent les héros de l’(H)histoire, ils écrasent leurs bourreaux et Tarantino réinvente l’histoire de l’Amérique en même temps qu’il réinvente ses genres cinématographiques.

Photographie : DR.

Photographie : DR.

Il a également retravaillé des aspects plus récents de la société américaine, notamment le trafic de drogue dans Jackie Brown, ou les gangsters dans Reservoir Dogs. Le prisme de la culture populaire américaine est présent jusque dans le choix des acteurs, avec des célébrités contemporaines, comme Léonardo DiCaprio et Brad Pitt, ses acteurs fétiches, comme Harvey Keitel, Samuel L. Jackson, Uma Thurman ou Michael Madsen, mais également des stars oubliées qu’il a ramène sur le devant de la scène et célèbre dans des rôles-hommages, comme Pam Grier, vedette des films de la Blacksploitation(6), que Tarantino fait renaître en 1997 dans un hommage sublime au genre. Mais on peut aussi citer Kurt Russel, dans Death Proof, et bien sûr John Travolta, consacré icône suprême du disco dans Saturday Night Fever (1977), et dont Tarantino se moque gentiment dans Pulp Fiction en lui faisant danser le twist, empâté et vieilli(7).

Les personnages principaux féminins de Tarantino sont toujours les égales des héros masculins et sont capables de s’imposer pour obtenir justice. Les deux exemples majeurs sont « the Bride » (la Mariée) dans Kill Bill 1 & 2 (8) et Jackie Brown dans le film éponyme. Le cinéaste ne leur fait pas tenir un discours féministe, ni agir à travers des motivations féministes, mais elles sont l’incarnation de la « femme forte ».

On peut difficilement comprendre toutes les nuances, tous les clins d’œil et tous les sous-entendus semés à travers l’œuvre complexe de Tarantino sans avoir une culture cinématographique vaste et des notions de culture populaire américaine. Mais dès lors que l’on parvient à accéder à d’autres niveaux de lecture de ses films, le plaisir en est doublé.

Lina Maret.

(1) La remise de la Palme d’or 1994 est à voir ici : http://www.dailymotion.com/video/x4s9h2_pulp-fiction-cannes-1994-palme-d-or_webcam#from=embediframe

(2) Une petite compilation de moments mémorables : https://www.youtube.com/watch?v=HUWvK-dRnCk

(3) « I steal from every movie ever made », Quentin Tarantino.

(4) Les films de série B, produits avec un budget moindre, sont généralement détachés des contraintes cinématographiques classiques et ne montrent pas des intrigues « nobles ».

(5) Lire l’entretien réalisé par Télérama : « Le cinéma n’aide pas à tuer. Il aide à vivre » http://www.telerama.fr/cinema/quentin-tarantino-le-cin-ma-n-aide-pas-tuer-il-aide-vivre,92086.php

(6) La première manifestation américaine de la voix des Noirs dans la société à travers le cinéma, dans les années 1970 après la fin de la Ségrégation. Elle a défini un nouveau courant cinématographique et a participé à l’affirmation d’une culture noire. À voir : Shaft (John Singleton), Sweet Sweetback’s Baadasssss Song (Melvin Van Peebles), Dolemite (D’Urville Martin).

(7) Scène mythique : http://www.youtube.com/watch?v=sTBhKboufF4

(8) Analyse de Kill Bill à travers un prisme féministe, politique et psychologique sur France Inter, à réécouter ici : http://www.franceinter.fr/emission-au-shaker-pas-a-la-cuillere-kill-bill-la-vengeance-dune-blonde

Written by LA REVUE Y