Cet article est extrait du n°10 de la revue Y, téléchargeable ici.

(c) John Foley.

Edouard Louis, auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule (c) John Foley.

Avec le web 2.0 et les individus socialement connectés, chacun a désormais les moyens d’écrire sa propre biographie, son autobiographie. Les dix ans de Facebook en 2014 signent cette explosion sans précédent de l’écriture autobiographique dans la sphère sociale.

Un étalement de bouts de vie çà et là dispersés dans les réseaux virtuels : une production de discours participant à un flux où la réflexion tend à être bannie.

Mais quel est le réel intérêt d’écrire son histoire ? Est-ce que les réseaux sociaux n’obligent pas, par la force des choses, de vivre pour l’écriture biographique plutôt que de profiter des instants de vie, racontables ou non ?

Mauriac aurait eu bien peu de considération pour Twitter (« ne dis rien si tu ne dois pas tout dire ») quand George Bernard Shaw avait offert une vision réaliste de Facebook avant que ce dernier n’existe (« [Dans une biographie,] la vérité n’est pas faite pour être publiée »).

C’est donc sur fond de social networks que nous pouvons aborder la parution en début d’année du livre d’Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, autobiographie fardée en « roman ». Ce jeune talent (une petite vingtaine d’années) publie son premier livre qu’il déclare « politique » et qu’il introduit par un extrait du Ravissement de Lol V Stein de Marguerite Duras.

Entre studios radio et plateaux télé, l’auteur évoque un message à transmettre, une voix à porter pour « le petit pédé, le petit bougnoul, le petit youpin, la petite grosse… ». Toutefois, il semble bien difficile de trouver dans ce livre ce que Deleuze considérait comme l’écriture « pour, à la place de ».

Tout au long des pages on se laisse porter par l’écriture brute et radicale d’Edouard Louis. Sans tristesse ni amusement, sans émotion ni divertissement.

Le temps à l’instar des coups et des crachats n’est pas pesant. Peut-être par manque de repères spatio-temporels, mais les rares pouvant être donnés révèlent parfois des incohérences qui décousent le récit. Des bonds en avant, des imprécisions, des retours en arrière, des amalgames. Logique dans le cerveau d’un enfant, rédhibitoire chez un adulte qui fait le point et prétend son histoire universelle. Est-ce qu’une victime de moqueries, d’homophobie, de racisme, de xénophobie aurait envie d’une telle défense ?

Certes, Edouard Louis décrit une réalité qui fut la sienne. Et la description est bien le problème. Son écriture laisserait penser qu’il n’est pas réellement le héros de son roman et qu’Eddy Bellegueule n’est pas lui, que c’est un personnage inventé. De page en page, il nous transmet tantôt des souvenirs, tantôt les affects d’un enfant et d’un adolescent (on ne sait pas vraiment quand il parle en tant qu’enfant ou en tant qu’adolescent : d’un jeu d’enfant dans les champs on se retrouve au collège…). La haine qu’il évoque ne transpire pas, on ne sent pas le dégoût suinter.

(c) DR.

(c) DR.

Dans Les Mots, Jean-Paul Sartre parle de tous ces mots « barbares » qu’il découvrait dans la bibliothèque de la maison et qui lui ont donné si tôt goût à la littérature. Si son origine familiale est à l’opposé de celle d’Eddy Bellegueule, ils ont tous deux en commun l’éloignement de leur univers maternel. Mais quand Sartre fait preuve de clarté et tente de comprendre comment son enfance l’a façonné, par une évolution cohérente du discours, Edouard Louis ne propose pas de reconstruction de son enfance mais une redondance de propos rangés dans différents chapitres. Les personnages n’évoluent pas, le regard du protagoniste non plus. Tout est figé, tout stagne, tout est bouché.

Les tentatives d’humanisation du récit sont comme le fil rouge du roman. On les retrouve dans les phrases en italique, souvent bourrées d’injures et d’expressions populaires picardes ou paysannes. Mais une fois de plus, seule une réalité vécue est racontée, des souvenirs d’enfant (avec tout ce que ce point de vue implique) sont narrés, sans plus.

Je n’ai pas ressenti un combat pour parler « au nom de », je n’ai pas même été bouleversé par son histoire. Et comment l’être, quand un écrivain, aussi brillant soit-il dans ses études normaliennes, qui décrit l’horreur que la télévision lui a laissée en mémoire, vend les fruits de son travail à la criée cathodique ?

Entre flou et confusion, le livre doucement se termine. Le « petit pédé », « Steevy », comme il était surnommé par son père après quelques pastis, n’est plus. Même si son roman n’est pas touchant, Edouard Louis, lui, l’est. Sa voix heurtée, son regard fort, sa sensibilité prégnante, sa culture et son intelligence laissent croire en un futur grand homme de lettres.

Loin des livres chocs, je trouve que les meilleures (auto)biographies sont celles de musiciens ou acteurs, de sportifs parfois. Leur vie publique est généralement connue, ou du moins facile d’accès et lire le point de vue d’un protagoniste sur sa propre vie, ses propres expériences, connaître une vision sur sa vie amène inévitablement le lecteur à une réflexion, une distanciation de l’univers publique médiatique (les medias seuls sont capables de faire vraiment naître le public d’une vie).

Comment ne pas être séduit par le récit des excès de Keith Richard, ou encore l’état d’esprit de Patti Smith dans l’incipit de Just Kids lorsqu’elle raconte la disparition de Robert Mapplethorpe. La biographie encore comme une réflexion sur un jeu, un talent, un coup, une vision du monde quand Andre Agassi narre l’épisode de ses succès, perruque mulet californien au front dans l’ouvrage Open.

Ces éléments-là décalent les points de vues, démembrent les avis fondés, rendent obsolète ce que le lecteur croyait connaître. Les détails d’une vie donnent la profondeur d’un personnage public, les raisons de son geste.

La biographie, l’autobiographie encore plus, se doit de révéler chez son lecteur des pensées entre le visible et l’invisible. Offrir à redécouvrir les éléments, les événements sous le prisme du héros. Une autobiographie est un point de vue hors du commun sur la densité des années, non du voyeurisme.

Toutefois, s’il y a un genre duquel le lecteur doit se détacher, c’est définitivement celui-là. « Le seul éclat du déshonneur a amusé et intrigué » – Emil Cioran

Read List :

Edouard Louis – Pour en finir avec Eddy Bellegueule

Patti Smith – Just Kids

Jean-Paul Sartre – Les Mots

Keith Richards – Life 

Stefan Zweig – Marie-Antoinette

Mathieu des Esseintes.

Written by Mathieu des Esseintes