Dans cette chronique, rien n’est tout à fait vrai mais rien n’est tout à fait faux. Parfois c’est drôle, souvent c’est tragique. Laissez-vous tenter par une micro-nouvelle inspirée du monde réel, et répondez à la question : pourquoi on a plus de peine pour Tyrion Lannister que pour un peuple en guerre ?

Flash fiction corrida

© Quentin Keller-Unsplash

Faena

–  Allez mon ange, mange !

Accoudé à la table de cuisine, Estéban enfourne la cuillère dans la bouche de sa fille. Il récupère le surplus de compote aux commissures des lèvres et recommence inlassablement. Il ne prête pas attention au filet de bave qui dégouline sur le menton d’Effie ni à ses mains qui ne cessent de s’agiter. Estéban regarde sa fille avec tendresse et, comme toujours, le sourire qui naissait au coin de sa bouche se transforme en une grimace douloureuse. Ses yeux glissent sur son crâne enfoncé, sur ses membres tordus, atrophiés, laissés à des errances vagabondes par un cerveau à la dérive. Pourtant, il a appris à aimer chaque parcelle de sa fille. Il n’évite jamais ses grands yeux noirs qui s’accrochent parfois aux siens.

Hier, il a cru y lire quelque chose : « Papa je suis prête. » Un petit sanglot lui échappe, il se serait arraché le coeur pour l’entendre l’appeler « papa ».

Alors lentement il la prend dans ses bras. Aujourd’hui c’est le jour de la faena. Délicatement il l’allonge sur un lourd drap de velours blanc. Il a lavé ses mains et son visage, coiffé ses cheveux, déposé un soupçon de rouge sur ses lèvres. Des larmes embuent ses yeux. Il y a longtemps qu’il a arrêté de demander pardon. De l’index, il écarte une mèche de cheveux, suit l’arête de la mâchoire. Il dépose un baiser sur son front puis un coussin rouge vient lui masquer son visage. Et il appuie de toutes ses forces. Il voit ses bras et ses jambes qui tressautent tandis qu’il s’absente, remontant 15 ans en arrière là où la fin a commencé.

Il attend dans l’ombre de l’arène. Les pieds ancrés dans le sol, il respire l’impatience du public. Dans quelques instants il dansera avec la mort. Et comme toujours il la mettra à genou. Muleta à la main, il laissera un taureau de 600 kilos frôler sa hanche pendant qu’il virevolte, dos cambré. Les narines frémissantes de l’odeur du sang et de la sueur, galvanisé par la foule, il joutera, le corps tour à tour tendu et souple face à l’animal, et puis il l’achèvera.

Un sourire flotte sur ses lèvres. Les picadores et les peones ont terminé. C’est à lui d’entrer en scène. Aujourd’hui, il a troqué son épée contre un gros bébé potelé : sa fille de 9 mois. Aux odeurs de l’arène se mêle celle, si particulière, d’un humain tout neuf. Comme son père et son grand-père avant lui, Estéban s’avance sous un soleil brûlant, muleta et enfant sous le bras. Il contemple le bovidé, écume blanche aux lèvres et sang poissant son pelage noir.

Et le ballet commence. Estéban rayonne, meilleur que jamais. Il enchaîne les passes avec une agilité d’une finesse incroyable jusqu’à ce qu’un autre animal vienne changer la répartition des forces.

Concentré, muleta aguicheuse en main, le matador excite le jeune taureau. Ce dernier pousse de tout son poids et s’élance vers l’homme et l’enfant. Il charge, poussé par des centaines de kilos de muscles et une bonne dose d’adrénaline.

C’est à ce moment-là que la guêpe le pique au coin de l’œil. Comme si la nature, d’un coup, choisissait l’union. La douleur lui vrille le cerveau. Genou à terre, il entend ses compagnons crier et s’agiter pour inciter l’animal à se détourner. Il sait qu’il n’a que quelques secondes pour tenter de sortir de sa trajectoire. Alors, le corps enroulé autour de sa fille, il pousse sur ses jambes.

Pas assez loin, pas assez vite, la corne le cueille à l’aine, transperçant chair et muscles comme si c’était du beurre. Suspendu dans les airs, il est ballotté, marionnette désarticulée. A nouveau, il touche le sol, et c’est au tour des sabots d’entrer en action et de lui briser les os. Petit à petit, l’inconscience le gagne et ses bras desserrent leur étreinte jusqu’à lâcher. Avec horreur, il voit sa fille lui échapper et un sabot lui fracasser le crâne.

*

Le petit corps en face de lui ne bouge plus, elle semble si paisible maintenant.

Estéban se redresse, il est calme à présent. Le geste sûr, il sort l’épée de son fourreau, 15 ans qu’il ne l’a pas vue. Il en éprouve le tranchant et pose le métal froid contre son front. Lentement il tourne l’arme et applique la pointe contre son ventre et d’un coup sec il enfonce la lame jusqu’à la garde. La sueur perle à son front mais c’est un homme dur au mal. Il utilise ses dernières forces pour remonter l’épée aussi haut que possible, tranchant ainsi abdominaux et organes internes.

Puis il tombe à genoux, pendant qu’une corolle rouge se répand sur son habit de lumières.

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Written by Léna